Adrian Evans, ingénieur-chercheur au CEA : « Construire un cloud plus fiable, plus ouvert, et plus sobre »
Découvrez l’interview d’Adrian Evans, ingénieur de recherche au CEA LIST à Grenoble, spécialiste de la fiabilité des circuits intégrés et de l’architecture des systèmes. Nouveau pilote du projet Archi-CESAM dans le cadre du PEPR Cloud, il revient sur son parcours international, ses engagements scientifiques et personnels, et ses ambitions pour ce projet structurant qui dessine les fondations du cloud de demain.
PC : Pouvez-vous nous raconter votre parcours, et comment vous en êtes venu à travailler sur ces sujets complexes de calcul et de fiabilité dans le cloud ?
AE : Je suis né au Canada, où j’ai suivi une formation d’ingénieur. J’ai eu l’occasion de faire un échange à l’UTC de Compiègne, et j’ai poursuivi avec un DEA à Jussieu, à Paris. Ensuite, retour au Canada, où j’ai travaillé dans les réseaux, notamment chez Cisco Systems. J’y concevais des circuits intégrés pour les gros routeurs que l’on peut trouver dans les infrastructures cloud. Certains font la taille d’une boîte à pizza, d’autres, celle d’un frigo !
Dans ce domaine, la fiabilité est un enjeu clé. On parle souvent de débit, de latence ou de qualité de service, mais on oublie que ces équipements doivent rester opérationnels malgré des événements très rares, comme des erreurs causées par des radiations cosmiques. Même à la surface de la Terre, ces particules peuvent perturber le fonctionnement des puces. Pour un data center avec des milliers de serveurs, ces erreurs deviennent visibles… et donc problématiques.
Cette prise de conscience m’a orienté vers la fiabilité. J’ai déménagé en France il y a dix ans pour des raisons familiales, et j’ai entamé une thèse à 40 ans – un peu fou, peut-être, mais c’était une vraie envie. Depuis, je poursuis cette voie en tant qu’ingénieur-chercheur au CEA à Grenoble, où mes recherches portent sur les circuits 3D, les architectures hétérogènes, et la fiabilité du calcul.
PC : Pourquoi cet intérêt particulier pour le cloud computing et les architectures numériques ?
AE : Parce que ce sont des systèmes très complexes, qui nécessitent des équipes pluridisciplinaires. J’apprécie énormément le travail collectif. Pour comprendre et maîtriser tous les paramètres, il faut croiser des expertises – et ça, ça me motive. Le cloud, c’est un terrain de jeu où tout s’imbrique : hardware, software, performance, fiabilité…
PC : Quelles sont les principales pistes de recherche que vous explorez aujourd’hui ?
AE : Elles tournent toutes autour du calcul numérique. J’encadre par exemple une thèse sur des architectures hétérogènes basées sur des processeurs open source. Aujourd’hui, le marché est dominé par les grands noms américains : Intel, AMD, Nvidia. En Europe, on a du retard, mais il y a une carte à jouer avec l’open source, pour monter en compétence et bâtir nos propres blocs de propriété intellectuelle (IP).
On a déjà des briques solides, comme le processeur CVA6 ou le GPU Vortex. Ce que nous essayons de faire, c’est d’assembler ces pièces pour créer des plateformes plus ambitieuses : multi-cœurs, cohérence de cache, 3D, hétérogènes. Une roadmap de ce type a d’ailleurs été présentée à la conférence ICCAD. Un autre axe concerne les données « sparse » – ces matrices ou graphes où la plupart des éléments sont nuls. Dans le cloud, ce type de données est courant, mais mal optimisé. On cherche donc des méthodes pour rendre le calcul plus efficace et sobre.
PC : Vous venez de prendre la tête du projet Archi-CESAM. Qu’est-ce qui vous a poussé à accepter cette mission ?
AE : Denis Dutoit, qui a lancé le projet, a fait un travail remarquable. Comme mes recherches sont proches des thématiques d’Archi-CESAM, le CEA m’a proposé d’accompagner Denis dans une phase de transition, avant de prendre le relais. J’y ai vu un vrai défi, mais aussi une belle opportunité. C’est l’occasion de renforcer mes collaborations, d’en créer de nouvelles, et peut-être de lancer, à terme, de nouveaux projets.
PC : Quels sont vos premiers objectifs à la tête de ce projet ?
AE : À court terme, je veux bien comprendre les rouages du projet, rencontrer les partenaires, m’intégrer. Je suis arrivé il y a peu, donc je suis encore en phase d’apprentissage. Mais rapidement, je veux encourager les échanges directs, organiser des réunions en présentiel, aller au contact. Et à moyen terme, je souhaite renforcer notre présence sur des événements stratégiques comme le RISC-V Summit. Archi-CESAM y est déjà représenté, mais on peut aller plus loin, affirmer notre leadership.
PC : Quelles sont les opportunités et les défis que vous voyez pour Archi-CESAM ?
AE : Il y a déjà de belles collaborations. Par exemple, une mémoire cache développée au CEA a été utilisée par l’équipe CONVEX à l’INRIA pour de la vérification formelle. C’est exactement ce qu’on veut : que les briques conçues ici servent là-bas, et inversement. Le principal défi reste humain : nous avons prévu 12 recrutements, 8 sont déjà effectifs. Il faut finaliser cela, car une équipe au complet, c’est fondamental pour avancer ensemble. Et puis, il faut rester attentif à la bonne circulation des compétences et des ressources entre partenaires.
PC : Comment envisagez-vous la collaboration entre les membres d’Archi-CESAM et les autres projets du PEPR Cloud ?
AE : La collaboration inter-projets, c’est une attente forte de l’ANR et c’est aussi une évidence. On a déjà entamé des discussions avec plusieurs partenaires. Je pense qu’il faudra structurer cela davantage, peut-être en s’appuyant sur des événements collectifs ou des plateformes communes. C’est un chantier que je veux vraiment pousser.
PC : Avez-vous des méthodes de gestion de projet ou des outils particuliers que vous comptez déployer ?
AE : J’apprécie beaucoup les outils collaboratifs comme la plateforme TalkSpirit, qui permet de partager facilement des documents, de travailler ensemble. Ça peut paraître banal, mais ça fait gagner en efficacité.
Côté développement, je suis un fervent partisan de l’open source. Publier une brique en open source, c’est profiter de tout un écosystème. Par exemple, la mémoire cache que j’évoquais a reçu des contributions de personnes extérieures au projet – c’est un vrai effet boule de neige. Mais il faut trouver le bon équilibre : tout ne peut pas être ouvert. Certains éléments doivent rester propriétaires pour des raisons de valorisation. Trouver ce point d’équilibre, c’est un des défis du projet.
PC : Comment allez-vous évaluer le succès du projet à moyen et long terme ?
AE : Excellente question ! Les indicateurs classiques sont bien sûr importants : publications scientifiques, contributions open source, livrables. Mais j’aimerais aussi qu’on puisse mesurer la qualité des collaborations. Si le projet permet de bâtir des liens solides, de nouveaux projets communs, alors c’est une réussite. C’est ce qui assurera la suite après Archi-CESAM.
_Le mot de la fin_
PC : Un message à faire passer aux lecteurs de cette newsletter ?
AE : Oui, j’aimerais qu’on garde un peu de recul. Je suis très préoccupé par le dérèglement climatique, par l’impact des choix technologiques sur l’avenir de nos enfants. Les data centers consomment de plus en plus d’énergie. C’est une réalité.
Alors oui, il faut continuer à développer les infrastructures cloud – elles sont centrales dans notre société numérique. Mais il ne faut pas oublier la sobriété. Nos recherches doivent intégrer cette dimension, même si c’est complexe. Attention aussi à l’effet rebond : si on rend un système plus économe, il risque d’être plus utilisé… et au final, consommer plus.
C’est un vrai sujet, personnellement essentiel pour moi, et j’essaie d’en tenir compte dans toutes mes actions, pro comme perso.
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